La mécanique est un riche réservoir à sciences folkloriques et à bévues monumentales, et ça devient terrible dès qu'il s'agit de fluides, de navigation dans les courants, et pire encore de navigation à voile dans les courants : deux fluides mobiles.
La première malédiction, est que la mécanique exacte n'a pu voir le jour que grâce à l'astronomie : l'observation des astres, notamment des quatre satellites Médicéens de Jupiter par Galilée, permettait d'observer les seuls mouvements sans frottement disponibles. Les lois de Kepler sur les mouvements des planètes, et la notion d'inertie dégagée par Galilée (indépendamment de ses premières observations célestes) permirent à Isaac Newton d'établir les lois de la mécanique, dite rationnelle.
Mais là, le petit peuple est perdu. Lui, il pratique tous les jours des mouvements avec frottements, et seulement ceux-là. Et justement, ils sont bien plus difficiles à modéliser.
Un petit sottisier ?
1. "Vent contre courant rendent ce Finn très ardent. Regardez l'angle de barre !" (La photo est prise au téléobjectif, loin dans l'axe du voilier ; elle écrase donc la perspective). Pour les non-marins, "ardent" se dit d'un bateau qui cherche à changer de cap pour aller plus contre le vent (à lofer). Pour le maintenir sur sa route, il faut en permanence tirer la barre au vent. Le bord "au vent" est celui qui reçoit le vent. Le bord "sous le vent", c'est l'autre.
2. "Quand le vent et le courant sont de même sens, il faut relever un peu votre dérive pour mieux remonter au vent, pour donner moins de prise au courant...". William Crosby. Pour les non-marins, la "dérive" désigne un plan hydrodynamique anti-dérive, qui est relevable. On en a d'autant plus besoin qu'on remonte le vent, pour ne pas dériver.
3. Un topo sur la navigation au plus près (et en formation de moniteurs !) : "Le bateau ne peut pas aller en arrière car les formes ne s'y prêtent pas, alors il est obligé d'aller en avant".
4. Un cours de maths pour B.E.P. : "Le courant pousse avec une force comme ceci, le moteur pousse avec une force comme cela, en déduire le point d'arrivée sur l'autre berge". Notre cher matheux, sous parrainage d'inspecteur de l'Education Nationale, avait juste confondu la cinématique avec la dynamique, et avait omis de se représenter les protocoles d'expérience : à quoi aurait-il accroché son dynamomètre pour mesurer les "forces" qu'il prétend ? Si le courant est fort, comment aurait-il pu empêcher son bateau de chavirer sous la pression du courant, dans son protocole à lui qu'il a ?
5. Là il s'agissait de remonter le courant du Rhône, en kayak. Le moniteur sportif préconisait de ne pas trop raser la berge, car "quand c'est trop peu profond, ça vous freine." Il est tout à fait vrai qu'un pétrolier calant dix mètres, qui n'a plus que trois mètres d'eau sous la quille, sera freiné, et que son système de vague sera plus escarpé qu'en eau libre. Notre moniteur sportif oubliait juste de s'apercevoir que sur les hauts fonds de la berge, le courant contraire descendait à moins d'un noeud, contre plus de trois noeuds là où lui passait en pleine veine de courant, en forçant comme un damné.
6. La, la sottise eût pu être mortelle. Ces touristes se baignaient en aval d'une petite pointe rocheuse, au flot, dans une lagune, celle du Letty en Bénodet. Dans leur petite anse, longue de moins de quinze mètres, le courant était ralenti, puis il contournait la petite pointe rocheuse en piquant vers le Sud-Sud-Est sur une vingtaine de mètres, avant de se noyer dans la circulation générale du flot vers le ENE. L'adolescent se mit soudain à pousser des cris de frayeur : "Le courant m'entraîne ! Le courant m'entraîne !", mais cet imbécile au lieu de nager en travers de la veine de courant pour en sortir, nager vers l'éperon rocheux, s'obstinait à nager contre le courant, et il n'avait évidemment pas une vitesse suffisante pour le remonter. Or cette veine de courant dévié n'avait pas cinq mètres de large.
Voilà des gens qui n'avaient jamais appris à lire le courant sur l'eau.
Pour la sottise n° 3, bien sûr que si, un voilier peut reculer. Ce sont les gréements modernes qui rendent difficiles les orientations de voile à culer. A la demande de mes GM au Club Med, nous avons traversé toute la baie de Santa Giulia à reculons au vent de travers, à trois noeuds en Caravelle. Et j'ai pu recommencer l'expérience en Bretagne aussi. Le second inconvénient est que le voilier est alors très instable de route à reculons, et qu'il faut bien plus d'énergie au barreur pour tenir sa route.
Sans parler des praos à un seul balancier, dont plusieurs sont amphidromes. Chez nous, le plus fameux est le tout léger Cheers, que Tom Follett emmena à la 3e place de la Transatlantique en solitaire de 1968. Il y a eu aussi des caïques turcs, qui étaient amphidromes.
Pour les sottises n° 1, 2 et 4, c'était déjà évoqué, dans "Cinq semaines en ballon", de Jules Verne : le public avait un grand mal à se représenter qu'un ballon libre a une vitesse quasi nulle par rapport à l'air qui l'entoure, à la turbulence près. Le grand public - y compris des profs de maths et des inspecteurs de maths - confond la cinématique, qui ne s'occupe que de vitesses et de positions successives, avec la dynamique avec des efforts, des contraintes et des forces.
Le dériveur photographié à l'appui de la sottise n° 1, était ardent pour d'autres raisons que la vitesse du courant par rapport au fond, à moins tout simplement que le photographe n'ait saisi un instant où le barreur corrigeait davantage le lof qu'à d'autres. La mécanique du voilier n'a à voir qu'avec la vitesse relative de deux fluides, l'air et l'eau, et leurs déviations relatives imposées par ce double profil aéro et hydrodynamique. Si la vitesse de cette eau favorise ou contrarie notre volonté d'arriver à destination (repérée par rapport à la terre), c'est une question distincte et découplée. Je n'aborde pas la question du gradient de vitesse du courant selon la profondeur, s'il y a des hauts fonds, question qu'aucun des auteurs folkloriques cités ci-dessus n'aborde non plus, et qui ne donne pas non plus les résultats qu'ils professent.
Le populaire favorise ces confusions, car il ne sait pas sélectionner les expériences sensorielles. De la berge, il met sa main ou un bâton, et constate un effet dynamique : le courant exerce une force. L'expérience correcte consiste à lâcher un flotteur, peu sensible au vent, et mesurer son déplacement en fonction du temps.
Enseigner à nos élèves quelles sont les expériences compétentes à leur portée, et comment les réaliser, voilà une des lacunes de notre système d'enseignement. Du coup, ces élèves ont consacré une large partie de leur scolarité à ne rien comprendre.
C'est une des sources des ressentiments hénaurmes de bien des gens contre l'enseignement, l'indistinct des "Ils" ; "Ils", les profs, les savants, les technocrates, les instruits, enfin "ils" quoi...
A suivre.