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Auteur Sujet: Eloge de la critique.  (Lu 1806 fois)

JacquesL

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Eloge de la critique.
« le: 15 octobre 2012, 11:04:52 am »
Le rire salvateur

A la fin des années cinquante, on annonçait à un polonais optimiste :
« Tu sais, les russes vont bientôt aller dans la Lune ! »
Plein d’espoir, les yeux brillants, il demande confirmation : « Tous ? »

Sans esprit critique envers leurs colonisateurs et oppresseurs, auraient-ils produit cette merveilleuse blague ? Sans critique, pas de « meilleur déconomiste de France », pas d’affiche de la Résistance : « Donne moi ta montre ! Je te donnerai l’heure ! » pour accueillir la mise de la France à l’heure de Berlin.

A un conseil d’administration de la General Motors, Alfred J. Sloan constata :
« Je vois messieurs, que nous sommes tous d’accord pour prendre cette décision en ce sens ? »
Tous font signe que oui. Sloan reprend :
« En ce cas, je propose que nous renvoyions cette décision à une prochaine fois, lorsque des désaccords entre nous, prouveront que nous y ayons suffisamment réfléchi, pour vraiment savoir de quoi il s’agit. »

Avez-vous déjà essayé d’animer un remue-méninges avec des gens qui sont tous des suiveurs grégaires ? Morne et stérile punition, n’est-ce pas ? Un remue-méninges pétille et fuse, quand il rassemble aussi des mauvais esprits pétillants, aux riches stocks d’insatisfactions.

On a multiplié la productivité d’équipes de programmeurs et de chefs de projets, et grandement amélioré la qualité des logiciels produits, avec seulement deux principes. L’un des deux était de récompenser (par un coup de gong, lors du stage), non pas les propositions « raisonnables et constructives », mais les calembours, les mises en boîte du projet, les idées farfelues et traversières, tout ce qui provoquait un rire libérateur.1

Sans liberté de blâmer, non seulement il n’est pas d’éloge flatteur, mais surtout il n’est pas de santé mentale possible.

Le rire est la première et la plus efficace forme de blâme. Il ne suffit jamais, mais sans lui rien n’est possible, le rire salvateur.


Arme de survie des minoritaires, éclairage de tous.

La critique, c’est la plus vitale des armes qui permettent aux maltraités, et plus généralement aux minoritaires peu respectés, voire bafoués, de garder prise sur leur identité, sur leurs sentiments, sur leur santé mentale. La critique est une modalité de la violence fondamentale : marquer mes frontières et mes limites contre les empiètements des trop puissants ou trop sans-gêne. Depuis leur première dent, la violence fondamentale de nos bébés, de nos petits enfants, leur est indispensable pour exister comme personne distincte, pour remettre les parents à leur position de parents, au lieu d’une position d’abuseurs. Elle est fondatrice de l’identité.

Certes, la critique et la rébellion ne vous donnent pas un père qui sache être un père, ni une mère qui sache être une mère, si tel est votre malheur, fréquent. A elles seules, elle ne vous donnent pas prise pour changer le monde là où le monde est vicieux, mais du moins, elles vous fournissent la carte et la boussole. Là où on vous élève dans un tissu de mensonges, votre critique vous laisse en pleine prise sur vos propres sentiments, sur vos propres besoins. Elle vous permet de délimiter clairement, plus tard, « Lui, c’est lui, et moi, c’est moi !»

Un enfant de cinq ans, ou moins, ne peut choisir son environnement, ni choisir ses parents. Dans un environnement horrible, il a deux stratégies de survie : devenir bête et aveugle, ou combattre. La première conduite de survie, c’est celle que j’ai suivie dans mon ménage de 1988 à 1992, notamment pour éviter à nos enfants d’être transformés en champ de bataille. La pire des stratégies possibles pour un programmeur ! Jusqu’à ce qu’un client me réclame une modification nécessaire dans un de mes programmes, vieux d’un an. J’ai alors été obligé de m’apercevoir à quelle autodestruction je m’étais prêté, juste afin de ne pas percevoir dans quelle situation désespérée je m’étais laissé enfermer par ma fidélité sans espoir à Gazonbleu.3

La critique permet de garder vos distances quand la religion dominante (à l’époque c’était le catholicisme) tente de vous rendre fou (à ses mesures), à coups de « Tu dis ton désaccord, mais ce n’est pas ce que tu penses au fond de toi-même ! Au fond de toi-même, tu es en plein accord avec nous ! ».

L’esprit de critique et de distance nous permet de repérer les problèmes que les autres se sont rendus incapables de voir, nous permet de déceler quand les enseignements et les consensus lévitent dans du rien, dans du non prouvé, dans du jamais vérifié, dans des contradictions injustifiables et inexcusables.

La critique permet d’inventer, d’innover, d’entreprendre. A elle seule, elle ne suffit pas, elle ne suffit pas à desserrer toutes les entraves à l’action, depuis les obstacles externes soigneusement accumulés par vos maîtres, jusqu’aux inhibitions de l’action qu’ils ont implanté dans vos cervelles, mais elle donne au moins la liberté de penser, et de préparer l’action. La critique n’est pas proactive, mais réactionnelle. Doit-on alors la blâmer ? Oui, quand elle remplace l’action, et cela à vie, quand on s’installe dans la critique confortable, quand on se complait dans le persiflage. Mais pas de proactivité sans critique à peu près complète et claire de ce contre quoi on s’insurge. Allez jusqu’au bout de votre critique, et rebondissez dans l’action.

Un minoritaire exemplaire : John Maynard Keynes, lors de la terrible dépression économique des années 29-30 et suivantes, était le seul économiste à percevoir que la raison commune déraisonnait. Il commença donc de travailler, jusqu'à la publication, sa "Théorie générale de l'équilibre et de la monnaie". Ensuite deux keynésiens réussirent remarquablement : les conseillers du New Deal de Franklin Delano Roosevelt (mais j'abrège sur le tâtonnement avant que Roosevelt trouve des conseillers qualifiés), et Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank, puis ministre de l'Économie en 1934. Nous en avons salement dégusté les conséquences militaires, de la réussite de Schacht... Mais selon les critères habituels des harceleurs de minoritaires, il eût fallu harceler à mort Keynes, puisque ce fou-là osait ne pas penser comme tout le monde !

Sans la pensée critique, bonjour les dégâts ! Bonjour le fusionnel et le conformisme ! Quand on veut être fusionnel avec un leader tortionnaire, on devient tortionnaire à son tour. Quand on veut se conformer, on se conforme aussi à la chasse aux boucs émissaires du jour. Quand on veut être carriériste sous les Rois Très Catholiques, on fait carrière dans l’Inquisition. Et on tue en bonne conscience, au mieux on exile, au nom du maintien de l’ordre dans l’imaginaire.

Si vous avez des doutes sur le caractère indispensable de la critique, alors regardez de plus près ceux qui rêvent de lui tordre le cou. Vous comprendrez vite que la plus décapante des critiques, est de loin moins dangereuse que ne le sont ses adversaires mortels. Le critiqué s’en plaint : la critique est une violence, une violence fondatrice contre les empiètements et les abus.


Eloge du minoritaire.

Sur les épaules du minoritaire, reposent tous les fardeaux des preuves. Cachés par le troupeau majoritaire, les autres en sont dispensés.

Une démonstration générale étant hors de portée d’un seul homme, je vais développer un seul exemple, que je généraliserai. Cet exemple est technique, mais il a l’avantage d’avoir déjà été étudié en détail par d’autres. Je résume depuis le cours de Prévision Technologique du C.N.A.M. 4 (Conservatoire National des Arts et Métiers), l’exposé critique de la méthode prévision normative Delphi, due à la Rand Corporation 5. C’est une méthode de remue-méninges à distance et en temps différé. On envoie un questionnaire à un panel d’experts - dont l’ « expertise » est volontairement dispersée - leur demandant d’énoncer leurs prévisions chiffrées en réponse à plusieurs questions. Dans un deuxième round, on prie les « extrémistes », c’est à dire le quartile de ceux qui ont fait une réponse plus pessimiste que la majorité, et le quartile de ceux qui ont fait une réponse plus optimiste que la majorité, de justifier leur réponse. Mais on ne demande aucune justification aux majoritaires ! On leur donne bien l’opportunité de changer d’avis, mais l’expérience montre que presque toujours, ils s’en gardent bien : paresse, et confort d’être bien dans le courant majoritaire ! Au fil de ses rounds, un Delphi aboutit toujours à faire voter les minoritaires dans le sens de la majorité, excepté s’ils ont le caractère fortement trempé.

Généralisons : Seul le minoritaire est soumis à la contrainte de prouver que ce n’est pas lui qui vit dans l’illusion et le délire collectif. Il est donc obligé de surveiller ses preuves et ses raisonnements. Le majoritaire n’a besoin de rien surveiller, ni la qualité de ses informations, ni la qualité de ses raisonnements.

Pierre Cauchon, évêque-comte de Beauvais, et négociateur du traité de Troyes (1420) par lequel Isabeau de Bavière vendit le royaume de France au roi d’Angleterre, n’a jamais eu à prouver son honnêteté, la validité de ses informations, la pureté de ses mœurs ni de ses intentions, la probité de ses raisonnements, ni la qualité irréprochable de ses logiques : il lui suffisait d’avoir les gens d’armes d’église et les prisons d’église avec lui, les gens d’armes anglais et la prison anglaise de Rouen, et la pression militaire et financière des occupants anglais. Et prudemment, l’Eglise n’a ouvert le procès en réhabilitation de Jehanne la Pucelle qu’à la fin 1455, après la mort de Pierre Cauchon (en 1442), quand seuls les témoins les plus jeunes étaient encore survivants.

Sous Brejnev, quand Andreï Sakharov et Elena Bonner ont commencé à prendre le risque d’aller assister à des procès de dissidents, ils ont découvert que la salle était remplie d’agents du KGB, chargés de couvrir la voix du prévenu, de l’écraser sous les rires des « majoritaires » à chacune de ses réponses.

J’emprunte au même cours du C.N.A.M. la première maxime de la consultante (Florence Vidal), chargée alors des cours de créativité technologique : « Respectez vos minoritaires ! Vous ne savez jamais d’où viendront les idées qui vont sauver votre entreprise. Cela peut très bien venir de ceux qu’on considère comme pas beaux et pas gentils, pas autorisés à avoir des idées. ».

Il serait confortable pour moi de pouvoir conclure lapidairement, mais la réalité est plus compliquée que ne le sont mes opinions. J’ai vu survivre plusieurs entreprises incapables de respecter leurs minoritaires. Mais ce furent surtout des entreprises payées par l’impôt, dont les clients captifs, et les contribuables captifs, sont dans l’incapacité de voter avec leurs pieds. Notamment, dans l’Education Nationale, j’ai constaté avec beaucoup de tristesse, que du haut clergé au bas clergé, et d’une chapelle à l’autre, des ayatollahs aux individualistes, partout, le débat y est remplacé par l’intimidation, le persiflage, voire l’outrecuidance. Avec les résultats consternants qui en résultent automatiquement.

Il reste à conclure par un...


Avertissement au minoritaire.

Je sauterai plus de la moitié de l’analyse, en n’abordant que la question psychologique de l’individu minoritaire. Tant pis aujourd’hui pour les aspects sociologiques, pourtant innombrables.

Sous la pression, voire le harcèlement de ton petit chef 6, il est tentant de se cantonner à une attitude purement défensive, sarcastique, d’éternel perdant. Que ton journal soit le Canard Enchaîné, ou quelque autre feuille de rouspétance, en t’abritant sous quelque tribun du peuple qui ne propose que du simplisme ou de la non-action, tu trahis ton devoir de minoritaire. Le devoir moral du minoritaire adulte, est de devenir majoritaire, et d’en assumer les responsabilités. Si tu as tort, il est à ta charge de changer d’avis. Si tu as raison, il est de ton devoir de le prouver, de trouver des alliés, et de convaincre. Puisque tu as la chance de vivre dans un pays qui, au moins formellement, est de droit démocratique, il est de ton devoir d’adulte d’habiter pleinement la démocratie, et donc de passer à la contre-offensive. Tu n’es pas le seul minoritaire au monde. De quel droit refuseras-tu tes forces à d’autres minoritaires plus faibles ?

Tu y perdras peut-être ton mariage. J’y ai perdu le mien. C’est qu’il ne valait rien. Le seul vrai grand risque, c’est de perdre son travail, et de n’en pouvoir retrouver. Ecrivain débutant, j’espère être encore lu quand le marché du travail sera redevenu sain. Dans longtemps. Quand il sera redevenu possible de retrouver du travail, quand on pourra de nouveau quitter une entreprise parce qu’ici, ils travaillent comme des cochons, et qu’on veut montrer au monde comment on travaille correctement, avec un résultat de qualité.

Le devoir du minoritaire est d’avoir d’assez bonnes raisons, afin de rallier autour de lui, et pour devenir une nouvelle majorité, qui assumera ses charges de nouvelle majorité. Cela exige du travail sur soi-même, pendant que les majoritaires s’alourdissent dans les délices de Capoue, et dorment sur leurs lauriers. Le travail sur soi-même ? En es-tu capable ? En as-tu le courage ?

Ça, c’était pour la partie morale du message, il reste la partie technique. La développer vraiment n’est pas pour cet ouvrage-ci !

Ta critique doit être réflexive. Tu n’as pas le droit de t’en exempter, et te contenter de critiquer les autres (autrement dit : pratique exactement le contraire du discours ordinaire de la C.G.T., Confédération Générale du Travail, dont les revendications sont automatiquement de "justes revendications" !). Ta logique doit inclure le logicien dans sa perspective, et le voir de l’extérieur, en perspective. A mesure que tu grandis en âge, tu dois conquérir les ordres de réflexivité qui feront de toi un sage dans ta classe d’âge. Rares sont les problèmes insolubles, qui ne deviennent solubles quand on progresse d’un degré de réflexivité ! Tu en verras un exemple à la fin du chapitre « La science comme identité ? Ou ?  Ou l’esprit scientifique ? ».

Techniquement, tu as un avantage, toi le minoritaire : à la fois tu connais la culture du majoritaire, et tu es en dehors. Alors que le majoritaire, lui, s’il est aussi outrecuidant comme le sont la plupart d’entre eux, est privé du regard externe. A toi de mettre à profit son infirmité avant qu’il s’avise de la corriger.

Un très bref traité de réflexivité est l'article Pour la réflexivité dans les logiques. La question des besoins en autothéorie, de leurs pièges et des moyens pour se rendre maître de ces pièges, a été abordée dans le forum : Des besoins en autothéorie, à leur dépassement dialectique : des méthodes ?


Notes de bas de page:

1 Source : Software Development, année 1997.

2 « Gazonbleu », ça n’est pas son vrai nom : c’est le féminin de Barbe Bleue. Je l’appelle ainsi pour donner la dimension tragique et criminelle du personnage, ainsi que pour donner une idée de son culte du secret et de la dissimulation.

3 Pièce: courrier du 17 novembre 1992, aux amis "Até".

4 R. Saint-Paul & P.F. Ténière-Buchot. Innovation et évaluation Technologiques. Sélection des projets, méthodes de prévision. Entreprise Moderne d’Editions; Technique et Documentation. Paris, 1974.

5 Exposé détaillé dans : Erich Jantsch. Technological Forecasting in Perspective. OCDE, Paris 1967.

6 On voit combien que je m’habitue mal à la partie inavouable des mœurs de l’Education Nationale !
« Modifié: 16 octobre 2012, 12:11:09 pm par JacquesL »