"AU NOM DE LA CLASSE OUVRIÈRE"
…
Revenons au 23 octobre [1956].
Mon second m'attendait. Le reproche dans le regard.
— Tous les téléphones sonnent. Tout le monde vous cherche. Le camarade Horvath s'impatiente. Il vous demande de l'appeler d'urgence dès votre arrivée.
Horvath était le directeur du journal central du parti, membre suppléant du Politburo. D'habitude, il n'avait rien à voir avec la police. Je le rappelai. Il prit un ton agacé.
— Depuis l'aube, je vous cherche sur la ligne ministérielle. Pourquoi, en ces heures graves, la police s'amuse-t-elle à provoquer la foule ?
Je tombais des nues. Quelles heures graves ? Quelles provocations ? Je savais, comme tout le monde, que la jeunesse « bougeait ». Les universitaires présentaient une série de revendications concernant leur condition d'étudiant, dont certaines touchaient à la grande politique. Ces jours-ci, ils avaient placardé dans les rues des tracts ronéotypés exhortant la jeunesse estudiantine à se rendre à une manif de sympathie avec la Pologne de Gomulka, prévue pour l'après-midi.
Evidemment, une manif, organisée par d'autres que les dirigeants officiels du parti, c'était un événement. Mais de là à m'appeler «depuis l'aube », me parler de la «provocation de la police » ? Je priai Horvath de s'expliquer. Sur un ton offusqué, le directeur du journal me fit part des appels qu'il recevait de ses collaborateurs faisant état de la présence dans les rues de «grosses unités de police montée ».
De «police montée », je n'en avais simplement pas. Je ne comprenais rien à cette histoire.
— Camarade Horvath, je reviens de vacances. Je vais me renseigner, et je vous rappelle.
Le vice-ministre de l'Intérieur, Pocze, eut la même réaction que moi. « De la police montée dans les rues ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? » Soudain, j'entendis son rire au téléphone.
— Merde ! L'école nationale de la police montée !
Pour habituer les élèves et les chevaux à la circulation, chaque mardi matin les enseignants faisaient faire une virée dans les rues de la capitale. Cet appareil militaire, bureaucratique au possible, ne faisait aucune différence entre les autres mardis et celui-ci, où l'air était saturé de préparatifs. (Le ministre de l'Intérieur avait interdit la manif par la voie de la radio.), Pocze promit de donner l'ordre aux élèves cavaliers de regagner au galop leur école.
— A propos, Kopácsi, le ministre veut vous parler d'urgence. Prenez votre bagnole et arrivez. Ne venez surtout pas en civil comme la dernière fois, ici on déteste ça.
Le ministre Piros était de méchante humeur. Cet ancien garçon boucher, à peine plus âgé que moi, commandant en chef pendant des années des troupes de la Sécurité des frontières, promu ministre de l'Intérieur, ne m'affectionnait pas particulièrement. Mes sympathies pour Kadar, mon amitié pour Yochka, mon admiration pour Imre Nagy, l'indisposaient à mon égard.
— Kopácsi, c'est un joli merdier que vos amis nous ont préparé, me dit-il de but en blanc.
— Vous parlez de la manif, camarade ministre ? Je reviens de vacances, mais selon les rapports, ce sont les étudiants communistes qui ont décidé la manifestation.
— Vous direz tout cela devant les camarades.
Il ouvrit la porte de la salle de conférences. Je saluai les cinq vice-ministres — je vis qu'à la droite du fauteuil du ministre, un siège restait vide. C'était la place habituelle de Iemelianov. Je serrai la main du vice-ministre Pocze, je lui demandai la raison de l'absence de notre ami le conseiller soviétique principal. Pocze répondit tout bas
— Révoqué, parti pour Moscou.
A ce moment-là le ministre entra, en compagnie d'un inconnu en civil. C'était un petit bonhomme d'aspect futé ; avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds et son regard imbu de son importance, il me rappelait curieusement les officiers allemands qui, pendant la guerre, contrôlaient l'atelier de mécanique où nous tournions pour eux les canons. Le ministre nous le présenta
— Camarades, voici le nouveau camarade conseiller soviétique, arrivant directement de Moscou.
Nous le saluâmes. Le bonhomme cilla en manière de salut,
Tout le monde prit place. Le ministre ouvrit la séance.
— J'ai invité le camarade Kopácsi, préfet de police de la capitale, pour qu'il nous explique comment il compte faire face aux événements à venir. Comme vous le savez tous, tôt ce matin, par la voie de la radio, j'ai interdit la manifestation.
Les regards étaient fixés sur moi. Je me levai.
J'aimerais commencer par une question, camarades. Que devrons-nous faire si, malgré l'interdiction, cette manifestation se mettait en route ? D'après les renseignements qui arrivent à mon cabinet, la jeunesse universitaire peut passer outre. Quelle solution adopter, dans ce cas ?
Silence autour de la table. Le ministre esquissa de la main un geste impatient.
Vous êtes là camarade colonel, précisément pour répondre à cette question.
- Bien. Pour empêcher une manif, il faut être outillé. Avant la guerre, la police de Horthy avait des matraques. Nous n'en avons pas. La police de Horthy avait des sabres, faits pour distribuer d'abord des coups à plat, au besoin de vrais coups mais qui étaient rarement mortels. Nous n'avons pas de sabres. Les canassons de leur police montée pouvaient « raser » la foule, sans tuer les gens, sauf accident. Nous n'avons pas de police montée, sauf des élèves. Nos pompiers ne sont pas entraînés, comme étaient les leurs, à utiliser la lance en cas d'attroupement. Nous n'avons que de dangereuses armes à tir : des mitraillettes et des carabines.
- La carabine a une crosse, que je sache, interrompit le ministre.
Supposons que les coups de crosse ne suffisent pas à persuader les étudiants de circuler. Supposons qu'ils résistent ; qu'ils contre-attaquent même. Le tir est déclenché. Oui, camarade ministre, oui ; qui prendra la responsabilité d'avoir fait tirer sur la foule, d'avoir causé peut-être de nombreuses morts ?...
Le « nouveau camarade conseiller » cilla. Le ministre fronça les sourcils.
- Dites toute votre pensée, colonel.
- Toute ma pensée, camarade ministre, la voici. La situation actuelle est tendue au possible, les gens cherchent un dénouement à la crise politique (le ministre fronça le front avec déplaisir ; le nouveau conseiller soviétique cilla à nouveau). Vous avez eu tort de réduire un problème politique aux dimensions d'une affaire de police, je condamne tout à fait votre ordre d'interdiction. Je voudrais savoir si les hautes instances du parti sont au courant du problème, et quel est leur avis ?
Le ministre eut du mal à maîtriser sa mauvaise humeur.
- J'ai informé le camarade Gero ! Vous savez tous qu'il vient de rentrer d'un voyage en Yougoslavie. Aussitôt, le Politburo a été convoqué, il délibère au sujet de l'interdiction.
A la grande surprise de tout le monde, le « nouveau camarade conseiller soviétique » se leva sans même demander la parole. D'un geste bien caractéristique de la main, il écarta du front ses cheveux rebelles, fit signe à son interprète et se mit à parler en martelant chaque syllabe.
- Les fascistes et les impérialistes font descendre dans la rue de Budapest leurs troupes de choc, et il y a encore des camarades des forces armées de votre pays qui hésitent à employer des armes !
L'interprète traduisit, et nous écoutâmes bouche bée. Nous eûmes droit aux capitalistes déguisés : en étudiants, aux représentants des propriétaires terriens qui fourbissent leurs armes dans les rues, et à la nécessité « d'une leçon à donner à la pègre fasciste ». Toute la phraséologie agressive et éculée de la Pravda, tout le clairon stalinien de la guerre froide datant de trois ans. En catimini, les vice-ministres échangèrent des regards. Non, en Hongrie, en 1956, ce style n'était plus de mise. Ces grands officiers de la Sécurité hongroise n'étaient assurément pas des démocrates : ils croyaient dur comme fer à la nécessité d'employer la force le cas échéant. Mais le sabir d'autrefois les dérangeait. Ils m'adressaient des signes d'encouragement pour que je réponde à cet inconnu.
- Vous permettez, camarade ministre ? Un mot seulement. Visiblement le camarade conseiller venant de Moscou n'a pas eu le temps de s'informer de la situation de notre pays. Il faudrait que nous lui disions : ce ne sont pas les « ascistes » et autres « impérialistes » qui projettent la manifestation, ce sont les universitaires, fils et filles de paysans et d'ouvriers triés sur le volet, la fine fleur de l'intelligentsia de notre pays qui réclame ses droits et veut manifester sa sympathie pour les Polonais.
Rouge comme une tomate, le petit civil parla tout bas avec le ministre. Il s'était fait traduire mes propos ; il piquait une colère.
Les vice-ministres prirent la parole, l'un après l'autre, et demandèrent à tour de rôle au ministre de se décharger de la responsabilité de l'interdiction au profit des instances supérieures du parti.
- Bien.
Le ministre décrocha le « téléphone rouge » une seconde plus tard, il eut en ligne le camarade Gero à qui il fit part brièvement de mon avis.
Le premier secrétaire du parti pria le ministre de patienter sans raccrocher.
Nous gardâmes le silence. L'inconnu en civil me fixa longuement, puis il se pencha sur son bloc, gribouilla quelques lignes sur le papier.
Brusquement, nous entendîmes le coassement de Gero au téléphone. L'expression du ministre changea, la tension céda la place au soulagement et à l'obséquiosité.
- Oui, camarade Gero, d'accord camarade Gero, vos ordres seront exécutés, camarade Gero.
La décision du bureau politique était de lever l'interdiction. La nouvelle fut aussitôt annoncée à la radio. Les vice-ministres et moi-même fûmes priés de nous rendre personnellement dans les différentes facultés pour faire part aux étudiants de la décision et leur rappeler de veiller au bon déroulement des choses.
Le nouveau conseiller soviétique se leva, me jeta un dernier regard chargé de hargne puis se détourna. Nous quittâmes précipitamment la salle des conférences : l'heure prévue pour le cortège approchait.
En compagnie du vice-ministre F., j'entrai dans l'amphithéâtre de l'école d'ingénieurs. Entassés dans les couloirs, assis par terre, debout dans les travées, il y avait plusieurs milliers d'étudiants. L'un d'entre eux, le micro à la main, parlait des changements nécessaires, de la démocratisation du parti, du retour d'un dirigeant digne de ce nom dans la vie publique... Sur l'estrade où se tenaient assis des étudiants, des officiers en uniforme de l'école de guerre, j'aperçus la grande carcasse paysanne de mon ami Yochka courbée sur des papiers.
Le garçon qui parlait au micro remarqua le petit tumulte occasionné par l'apparition d'officiers haut gradés. Il enchaîna avec un regard dur :
- Je profite de la présence d'officiers de police dans cette salle pour leur dire : attention, les étudiants de Budapest sont décidés à se passer de votre autorisation, messieurs ! La manif aura lieu de toute façon ! Nous clamerons à la face de la direction que nous voulons du changement !
Tout le monde se tourna vers nous, une formidable huée s'éleva. Je me frayai un chemin jusqu'à mon ami Yochka.
- Dis-leur de ne pas s'emballer, l'interdiction est levée.
- A la bonne heure !
- Nous aimerions d'ailleurs l'annoncer nous-mêmes.
Le vice-ministre monta sur l'estrade et dans un silence de mort répéta mot pour mot la consigne donnée par le Politburo (« l'interdiction est levée, mais les étudiants, soucieux de la cause du socialisme, sont priés d'expulser de leurs rangs tout provocateur », etc.). Puis il termina crânement, par un vœu :
L'organisation du parti du ministère de l'Intérieur, dont je suis le secrétaire, se déclare tout à fait d'accord avec la noble volonté de renouveau des étudiants, elle me charge de vous transmettre son message de solidarité.
L'ovation éclata comme une bombe ; j'en eus chaud au cœur. Yochka me glissa à l'oreille qu'il venait de téléphoner à la maison, les enfants étaient rentrés de l'école et étaient en train de jouer ensemble sous la surveillance de ma femme... Alors que le vacarme de l'ovation durait encore, je fus saisi subitement d'un mauvais pressentiment. Je revis le visage hargneux, les tifs blond sale du nouveau conseiller soviétique, j'entendis les syllabes russes qu'il martelait.
Yochka me serra les doigts : « Ne t'en fais donc pas, Sandor, tout se passera bien, j'en suis certain. »
Moi, je savais parfaitement qu'il n'existait aucune garantie pour que « tout se passe bien » . A peine quelques mois plus tôt en Pologne, à Poznan, cinquante mille ouvriers avaient défilé dans les rues réclamant du pain, des élections libres et le départ des troupes soviétiques. Résultat : cent morts, trois cents blessés, trois cents personnes arrêtées. Les forces de Sécurité polonaises avaient tiré... Certes, ces victimes anonymes avaient en quelque sorte arraché des concessions aux Russes, puisque, un mois plus tard, la direction désavoua la Sécurité, réintégra dans le parti l'ancien grand chef sorti de prison, Gomulka.
En Hongrie, tout le monde commençait à appeler Imre Nagy « le Gomulka hongrois »... Les gens s'attendaient à ce qu'il lui arrive un triomphe analogue à celui de Gomulka en Pologne ; pas plus tard qu'avant-hier, au scrutin secret, Gomulka était devenu premier secrétaire du parti polonais, tandis que le maréchal Rokossovsky, citoyen soviétique d'origine polonaise placé à la tête de l'armée polonaise, symbole de la sujétion, était écarté du pouvoir.
Khrouchtchev et les autres dirigeants du Kremlin venaient de donner leur bénédiction à tous ces changements.
Pourquoi pas nous ?
Pourquoi ne pas espérer une mutation analogue, la bénédiction des dirigeants soviétiques pour le retour d'Imre Nagy à la tête du pays?
Mon chauffeur Gyuri me tira de mes réflexions.
- Où on va, camarade colonel ?
- Suivons le cortège...
Les étudiants marchaient en ordre, une expression de fierté et de sérieux sur le visage. Presque tous portaient à la boutonnière une cocarde tricolore rouge-blanc-vert (nos couleurs nationales), certains arboraient des drapeaux, d'autres transportaient des pancartes sur lesquelles on lisait des adresses pour la Pologne amie et différentes revendications comme
UNE BOURSE QUI PERMETTE DE VIVRE
et
PLUS D'ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE DU RUSSE
ainsi que
DEMOCRATISONS LE PARTI ! IMRE NAGY AU POUVOIR !
Sur certaines pancartes on avait écrit sans ambages :
LES RUSSES EN RUSSIE !
Les jeunes gens chantaient en marchant ; de temps à autre, ils scandaient des slogans ; certains sortaient de la colonne et distribuaient aux passants des tracts ronéotypés sur lesquels on pouvait lire les principales revendications de la nation.
Avant de traverser le pont pour aller à Pest, sur le quai du Danube, notre voiture dut faire un arrêt prolongé : venant des autres facultés, les cortèges d'étudiants affluaient. Brusquement, une grosse limousine noire se glissa près de nous et s'immobilisa. Elle avait les fenêtres masquées par des rideaux, et la plaque d'immatriculation de l'ambassade soviétique, différente de celle des autres représentations diplomatiques. Presque aussitôt, la portière de la voiture s'ouvrit, un jeune homme mit pied à terre et s'approcha de notre auto. Je baissai la vitre. Il s'adressa à moi en hongrois :
- Camarade Kopácsi ? Je suis l'interprète du camarade Andropov. J'ai reconnu votre voiture. Le camarade ambassadeur vous demande si vous voulez avoir l'amabilité de nous faciliter le passage du pont. Nous sommes plutôt pressés...
- Mais bien entendu, avec plaisir.
Je fis signe à Gyuri qui enfila ses gants blancs, empoigna le disque utilisé par les agents de la circulation et descendit de voiture pour arrêter le cortège. Je vis par la portière ouverte de la voiture diplomatique la tête d'Andropov. Il me faisait signe d'approcher. Il me dit quelques mots.
- Camarade Kopácsi, le camarade ambassadeur vous remercie, traduisit l'interprète.
- Mais c'est tout naturel.
Andropov reprit en russe. L'interprète traduisit :
- Le camarade Andropov vous demande si, à votre avis, les choses ne vont pas trop loin. Il s'est fait traduire l'inscription des calicots, certains mots d'ordre sont injurieux pour l'Union soviétique.
Sous le regard perçant de l'ambassadeur, je m'empourprai. J'essayai d'expliquer que ces étudiants étaient encadrés par des camarades des jeunesses communistes. Malheureusement, le cortège s'arrêta à trois mètres de nous, et nous pouvions entendre quelques remarques ironiques concernant mon uniforme de colonel et le fanion soviétique fixé sur l'aile de la voiture. L'ambassadeur me jeta un regard froid, et me congédia en me remerciant d'un signe de tête.
Une minute plus tard, la limousine d'Andropov roulait sur le pont du Danube. L'incident de tout à l'heure me revint à l'esprit ; le nouveau conseiller blond aux yeux bleus. « Bandits fascistes, populace contre-révolutionnaire » ... Même s'ils regardaient d'un oeil critique mon uniforme de colonel, même s'ils chahutaient un peu l'occupant de la grosse auto russe, ces étudiants sur le quai du Danube paraissaient à mes yeux, bien autre chose que ce que « le nouveau conseiller soviétique » voyait en eux. Et Andropov qui avait dit : « Ne croyez-vous pas que les choses vont trop loin ? » J'écoutais d'une oreille distraite le chant des jeunes. A ce moment-là mon regard tomba sur quelque chose.
Nous longions le quai où était située la caserne des élèves-officiers de l'armée. Les futurs commandants étaient installés aux fenêtres, pour la plupart juchés sur le rebord, jambes ballantes dans le vide. Ils faisaient des signaux au cortège, ils reprenaient les mots d'ordre que criaient les manifestants. Sur la caserne, je voyais hissé un grand drapeau hongrois. Mais un drapeau comme je n'en avais jamais vu de ma vie. A l'endroit où il devait porter l'emblème de la démocratie populaire, un écusson à la soviétique, conçu et dessiné paraît-il personnellement par Rákosi à cet endroit, le drapeau présentait un trou.
Les élèves-officiers avaient découpé l'écusson à l'aide d'une paire de ciseaux. Le drapeau avait été transformé en un tricolore national rouge-blanc-vert, privé de toute indication concernant l'appartenance politique de notre pays.
Je n'en croyais pas mes yeux. Les manifestants poussaient des rugissements de triomphe. Je donnai l'ordre à Gyuri de rejoindre au plus vite mon quartier général.
Une pile de messages m'y attendait. Tous les commissariats (j'en avais vingt et un dans la capitale) m'avaient appelé pour demander des ordres. Le message le plus pressant émanait d'un tout petit poste de police situé à la lisière du bois municipal. Il était ainsi formulé :
LES GENS DEBOULONNENT STALINE
PRIERE ORDRES IMMEDIATS.
LIEUTENANT KISS N° 3
Je connaissais bien le lieutenant « Kiss n° 3 » ; c'était un jeune métallo récemment sorti de l'école des cadres, prêt à sacrifier sa vie pour le parti. Mais, pour la statue de Staline ?
J'appelai immédiatement le poste.
- Alors, camarade Kiss ? Ça déboulonne ?
Réglementairement le jeune lieutenant fit son rapport : il voyait au moins cent mille personnes rassemblées autour de la statue de Staline !
Ce n'était pas la menace qui pesait sur le monument qui me faisait peur (au conseil municipal, depuis des mois nous avions décidé l'enlèvement de la grosse statue de bronze, ou au moins son déplacement dans un lieu peu fréquenté), c'était le nombre de gens réunis autour qui me laissait perplexe.
- Etes-vous sûr qu'ils sont si nombreux que ça ?
- Camarade Kopácsi, ils sont plus de cent mille sinon deux cent mille, toute la place des Héros, toute la lisière du bois sont noires de monde ! Qu'est-ce que je fais ?
- Ben... Vous êtes combien ?
- Euh... Vingt-cinq, camarade colonel.
- Bien, je suppose qu'à vingt-cinq, vous n'avez pas l'intention d'essayer de faire circuler cent mille personnes ?
Le lieutenant Kiss n° 3 attendit quelques secondes avant de répondre.
- On a quarante carabines, camarade colonel, dit-il enfin.
Ma parole, un ordre suffisait, et il était prêt à tirer sur les gens ! Avant tout, je voulais savoir qui étaient ces gens rassemblés autour de la statue. Le lieutenant Kiss proposa d'envoyer ses trois inspecteurs pour tâter la foule.
- Inutile ! Regardez ce que les gens font, vous saurez tout de suite.
Précisément, les gens étaient occupés à passer un gros câble d'acier autour du cou de la statue, haute de vingt-cinq mètres ; d'autres avançaient des camions avec des bouteilles à oxygène et des chalumeaux pour couper les bottes en bronze de Staline.
- Vous voyez bien, camarade Kiss, que ce sont des spécialistes.
Ce sont des ouvriers de l'une ou de l'autre des grandes usines de Pest. Seuls les ouvriers possèdent le matériel que vous énumérez...
J'aurais pu ajouter : « ... Et le culot nécessaire pour une opération pareille. »
Cependant, je donnai l'ordre au lieutenant Kiss d'envoyer sur place le maximum d'agents habillés en civil pour qu'ils préviennent les gens que la statue pesait plusieurs centaines de tonnes et que sa chute éventuelle risquait de causer un massacre.
Qu'ils reculent au moins d'une centaine de mètres de la statue pendant que leurs « spécialistes » sont « au boulot »...
Une heure plus tard, la masse de bronze s'abattit au milieu de la place des Héros ; grâce à la prudence de la foule, elle ne fit aucune victime ni n'occasionna la moindre blessure.
Des années plus tard, combien de fois j'entendrai en prison, à la question « pourquoi tu es là », la réponse désabusée du compagnon de détention : « je suis sculpteur » (c'est-à-dire condamné pour participation au déboulonnage de la statue de Staline). Les gens n'avaient fait que mettre à exécution une décision du conseil municipal ; il est vrai que la décision était secrète, et les exécutants avaient agi sans ordre, crime sanctionné par de longues années de prison...
Grâce aux douze téléphones qui sonnaient sans arrêt sur mon bureau, et grâce à nos motards envoyés pour faire la navette entre la ville et la préfecture de police, au bout de très peu de temps nous fûmes à même de dresser le bilan de la situation. Après avoir déboulonné et brisé en morceaux la statue de .Staline, la foule des habitants de Budapest était allée s'agglutiner place du Parlement, dans l'espoir d'entendre un discours d'Imre Nagy. Ce fut sur cette immense place asphaltée, dans le crépuscule qui tombait vite en cette saison, que les gens apprirent qu'Imre Nagy hésitait à revenir : il n'avait aucun poste officiel, ni dans le parti ni dans le gouvernement !
Il ne pouvait venir « faire un discours » comme la bonne population de Budapest le demandait à cor et à cri. Mais les gens s'obstinaient.
Imre Nagy ! Un discours !
Ce n'était pas une vétille, cette masse de gens. Les estimations officielles du gouvernement donnaient le chiffre de trois cent mille. D'après les rapports de nos estafettes et de nos postes de police situés près de l'endroit, il s'agissait plutôt d'un demi-million.
Un demi-million de personnes, scandant avec détermination le nom d'un homme politique, ça fait trembler les carreaux des immeubles environnants, c'est pire que le bang d'une escadre d'avions supersoniques.
Imre Nagy se trouvait loin de là, sans doute en train de prendre son modeste dîner dans son pavillon de Buda. Son téléphone sonnait sans arrêt, il finit par ne pas répondre aux appels. Cet homme, dont la vie entière s'était déroulée dans la discipline de fer du parti communiste, ne pouvait absolument pas envisager une démarche sans l'ordre exprès de la direction de son parti.
J'eus alors un message téléphonique qui me glaça le sang.
La préfecture de police possédait pour les agents femmes une sorte de succursale sociale située tout près du Parlement. La cama-rade qui en dirigeait le service pria mes collaborateurs de me passer directement la communication. .
- Camarade Kopácsi, êtes-vous seul à m'entendre ?
- Oui... Enfin : je le suppose. Parlez toujours.
- Camarade Kopácsi. Il y a du monde sur les toits.
Il ne me fallut pas plus de cervelle que je n'en ai pour deviner à quel « monde » ma correspondante faisait allusion. Sans même m'en aviser, le ministre de l'Intérieur avait fait disposer des troupes armées de la Sécurité sur les toits des immeubles jouxtant le Parlement.
Ce n'était pas une affaire anodine. La Sécurité était armée de mitrailleuses lourdes. Il suffisait d'un ordre hâtif, d'un simple malentendu même, et sur la place du Parlement c'était Hiroshima.
Je me précipitai sur le téléphone rouge. Impossible d'avoir le ministre. Sa ligne était probablement coupée. Sur celle de Gero, son secrétaire répondait invariablement
- Prière de ne pas déranger le camarade Gero, il prépare son discours radiodiffusé.
Entre-temps, on me communiqua que les amis intimes d'Imre Nagy étaient allés le chercher et l'avaient amené presque de force sur la place du Parlement où, d'un balcon, sans micro, il avait tenu un discours improvisé dont l'essentiel avait été : « Bonnes gens, de la patience, retournez chez vous, le parti va arranger les choses. » La foule l'avait hué, puis avait fini par quitter la place, pour une destination inconnue.
Voici un homme que je n'aurais jamais prévu de rencontrer ce soir-là, dans mon cabinet : c'était l'un de mes conseillers soviétiques, le vieux « Petöfi » . Il entra avec sa démarche lente, hésitante de grand malade, et me salua avec lassitude.
— Kak diéla, Sandor, comment tu vas ?...
Il était venu prendre la température de la ville et écouter le discours radiophonique du premier secrétaire du parti hongrois, discours auquel il paraissait attacher beaucoup d'importance. Un interprète l'accompagnait.
-- Votre Gero est un homme sage, et un très vieux camarade.
Nous aurions aimé donner raison à « Petöfi ». Des mots d'apaisement et de sagesse, de la part de Gero, pouvaient produire des miracles. Il revenait de son voyage chez Tito. Suivant l'exemple des Polonais, il ferait l'autocritique du passé, annoncerait des réformes, accéderait à la demande générale ,de retourner à la poli-tique de Nagy, de réintégrer l'ancien président du conseil dans la direction.
Le speaker de la radio annonça le discours de Gero. Le silence se fit dans mon cabinet. On entendit la voix désagréable du premier secrétaire. « Chers camarades, chers amis, peuple travailleur de Hongrie, nous avons l'intention ferme et inaltérable de développer, d'élargir et d'approfondir la démocratie dans notre pays... »
Nous nous regardâmes avec espoir. L'interprète traduisait pour « Petöfi » qui acquiesçait de la tête. Puis la voix de Gero changea de registre, elle devint coupante :
— L'objectif principal des ennemis du peuple est aujourd'hui de saper le pouvoir de la classe ouvrière, de dénouer les liens entre notre parti et le glorieux parti de l'Union soviétique... Nous condamnons ceux qui ont profité des libertés démocratiques que notre Etat assure aux travailleurs pour organiser une manifestation de caractère nationaliste !...
A mesure que Gero parlait, les visages s'assombrissaient. « C'est un fou ! » « Il ne sait pas ce qu'il dit ! » « Il n'a aucune idée de ce qui se passe dans les rues, de ce qui se passe à Budapest ! » C'était vrai. On avait l'impression d'entendre quelqu'un d'étroitement enfermé dans une tour d'ivoire en compagnie de quelques ouvrages classiques du marxisme. L'interprète continua à traduire, « Petöfi » écoutait sans dire un mot, le front dans les deux mains. Etait-ce l'attention soutenue qui lui suggérait cette pose ou sentait-il s'accumuler des soucis au-dessus de sa tête ? A la fin du discours, il demanda :
— Qu'en pensez-vous, tovaritch Kopácsi ?
— Le plus grand mal, camarade colonel. Un discours bête, hargneux, manquant totalement de sens tactique. Espérons que ce ne sera pas la goutte qui fera déborder le vase.
Tous mes téléphones se mirent à sonner à la fois. Des camarades du ministère, des amis artistes, le chef d'état-major de l'armée, tous exprimaient leur crainte, leur profonde déception. « Il ne manquait plus que ça ! » « Le pied dans le plat ! » « Gero verse de l'huile sur le feu ! » « Ça y est, la danse va commencer ! » (A la fin du discours de Gero, le speaker de la radio, bien mal inspiré, avait annoncé : « Et maintenant : musique de danse. »
L'un de mes adjoints avait écouté le discours au siège du Comité central, en compagnie des dirigeants de la Sécurité (des détachements de la Sécurité étaient venus occuper entièrement les locaux de la rue Akadémia). Le discours avait créé une atmosphère épouvantable parmi ces gens, pourtant habitués à maltraiter le public. A un moment donné, l'un des officiers supérieurs empoigna son pistolet et parla de monter chez Gero, le flinguer ! Les autres le retinrent de force. L'homme jeta son arme sur le plancher et marcha dessus en s'exclamant : « A cause de cette charogne de Gero, on va devoir tous crever. »
Notre vieux colonel « Petöfi » nous écoutait parler hongrois, plongé dans ses réflexions. C'était un homme de guerre qui comprenait probablement la gravité du moment : le hasard voulait qu'il se trouvât au milieu d'officiers étrangers pris d'agitation et de désespoir, parce qu'ils savaient qu'au cours des heures, des jours à venir, plusieurs d'entre eux allaient mourir.
Plusieurs d'entre eux, et aussi bon nombre de civils, de femmes, d'enfants, de vieillards de leur pays.
Extrait de "Au nom de la classe ouvrière", pages 118 à 130.
Sandor Kopacsi, 1979.